Quand la seconde langue chasse la première
Unité de Neuroimagerie Cognitive, INSERM, CEA, Orsay
[Court article paru dans le numéro 2 de Cerveau et Psycho (juin 2003)
Les jeunes enfants semblent posséder un don "magique" pour apprendre les langues. D'une part, la grande majorité d'entre eux apprennent leur langue maternelle sans difficulté majeure. D'autre part, s'ils apprennent une seconde langue, ils ont toutes les chances d'atteindre un meilleur niveau que des personnes plus âgées. Cela est corroboré par les études sur l'accent étranger chez des immigrés: leur degré d'accent dans la seconde langue augmente avec leur âge d'arrivée dans le pays d'immigration.
Plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cet effet de l'âge d'acquisition sur la maîtrise d'une seconde langue. L'une d'elles, défendue dès les années 50 et 60 par les neuropsychologues W. Penfield et E. Lenneberg, propose que les zones cérébrales responsables du traitement du langage se "cristalliseraient" avec l'âge, rendant l'apprentissage d'une nouvelle langue plus difficile. Cette hypothèse de diminution de la plasticité du cerveau n'est pas toutefois pas démontrée de façon totalement convaincante. Une autre explication attribue la difficulté à acquérir une seconde langue à une interférence entre les deux langues: plus la première langue est bien maîtrisée, plus il deviendrait difficile d'en apprendre une seconde. Cette idée fait une prédiction intéressante : si des personnes cessent d'employer leur première langue et si le cerveau n'a pas perdu de sa plasticité, alors la première pourrait disparaître et l'apprentissage de la seconde langue pourrait être ``parfait''.
Pour tester cette hypothèse, nous avons invité des personnes adoptées d'origine étrangère à participer à des expériences de psycholinguistique et d'imagerie cérébrale dans le but d'évaluer ce qu'il restait de leur première langue et comment ils avait acquis leur seconde langue. Ces jeunes adultes étaient tous d'origine coréenne et avaient été adoptés, il y a quinze à vingt ans, par des familles francophones alors qu'ils avaient un âge compris entre 3 et 8 ans.
Dans une première expérience, nous leur avons présenté des phrases enregistrés dans différentes langues et demandé d'identifier les phrases coréennes. Aucun n'a reconnu consciemment les phrases coréennes et leurs performances ne se distinguaient pas de celle d'une groupe de locuteurs de langue maternelle française n'ayant jamais été exposés au coréen. Dans une seconde expérience, ils voyaient un mot français (par exemple "main", "bonjour", "dors"...), puis entendaient deux mots coréens. Leur tâche était de désigner lequel des deux mots coréens était la traduction du mot français. Les pourcentages de réponses correctes ne se sont pas révélés supérieurs au hasard, à l'instar des performances des français de souche. Ces deux expériences montrent que les connaissances lexicales et des propriétés générales du coréen ne semblent plus accessibles. Mais reste-t-il des traces plus implicites de l'exposition précoce au coréen? Avec Valérie Ventureyra, nous avons construit une expérience de discrimination phonétique qui teste la capacité des gens à percevoir la différence entre certaines consonnes du coréen. Là encore, les personnes adoptées d'origine coréenne ne sont pas meilleures que des français d'origine: ni les uns ni les autres n'entendent distinctement les différences entre les consonnes du coréen.
L'imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRMf) permet d'observer les zones du cerveau activées par l'écoute du langage. Huit personnes adoptées d'origine coréenne, ainsi qu'un groupe témoin de locuteurs natifs du français, ont été scannées alors qu'ils écoutaient des phrases en français, coréen, polonais ou japonais.
Chez aucun des adoptés, les phrases coréennes n'ont provoqué des activations cérébrales supplémentaires par rapport aux phrases polonaises ou japonaises: les stimuli de ces trois langues activaient bilatéralement les gyri temporaux supérieurs (voir figure 1). Dans la limite de l'instrument de mesure qu'est l'IRMf, on n'a donc décelé aucune trace de l'exposition précoce au coréen. De plus, les aires cérébrales mises en jeu spécifiquement par l'écoute du français (figure 2) étaient les mêmes chez les adoptés que chez les français natifs.
Figure 2: Aires plus activées lors de l'écoute de phrases en français
que par l'écoute d'une langue étrangère inconnue chez un locuteur
ayant le français comme langue maternelle.
((c) SHFJ CEA)
Ces résultats suggèrent que la première langue peut être quasiment effacée et va donc à l'encontre de l'idée que les circuits cérébraux auraient commencés à se cristalliser dès les premières années de vie. Ces données sont compatibles avec l'hypothèse d'interférence entre la seconde et le première langue : le fait d'avoir cesser d'utiliser la première langue a pu faciliter l'acquisition du français par les aires cérébrales traitant la première langue. Néanmoins, pour prouver de façon totalement convaincante l'hypothèse d'interférence, il faudrait en toute rigueur comparer les performances et les activations cérébrales des adoptées à celles d'immigrés coréens arrivées au même âge en France mais ayant continuer à parler le coréen. Si l'hypothèse d'interférence est correcte, les adoptés devraient être plus semblables à des français de souche que les immigrés, du point du vue du traitement du français.
L'absence d'activation spécifique au coréen est frappante, mais la prudence doit être de rigueur car il se peut que les méthodes employées n'ait pas été suffisamment sensibles pour détecter des traces subtiles de l'exposition à la première langue. Quelques études suggèrent que l'exposition à une langue étrangère dans les premières années de vie pourrait faciliter son apprentissage plus tard. Mais ces études n'ont pas été effectuées avec des personnes coupées aussi radicalement de leur langue d'origine pendant une longue période que des adoptés d'origine étrangère. Il serait donc intéressant de voir si les adoptés possèdent ou non un avantage par rapport à des français si tous devaient réapprendre le coréen.
Nos travaux questionnent l'idée très répandue que la difficulté à apprendre une seconde langue est due à des changements maturationnels dans le cerveau. Cette notion a conduit les responsables des politiques éducatives à introduire l'enseignement des langues étrangère le plus tôt possible à l'école. Pourtant, les effets d'âge d'acquisition bien établis sur les populations immigrées sont-ils transposables aux enfants qui apprennent une seconde langue à l'école? Il n'est pas impossible qu'une exposition intensive au collège soit nettement plus bénéfique qu'une exposition limitée dès l'école primaire. C'est un domaine où les recherches expérimentales nous sembleraient fort utiles.
Référence: Pallier C. et coll. Brain imaging of language plasticity: can a second language replace the first? Cerebral cortex, février 2003, 13, 155-161.