Accent natif

Christophe Pallier

LSCP, EHESS – CNRS URA 1198, Paris.

[Court article paru dans la rubrique "Perspective Scientifiques" de Pour La Science (édition française de Scientific American), 246 (avril 1998), p.26.]

L’Ancien Testament, au chapitre 12 du livre des Juges, relate l’épisode de la fuite des Ephraïmites : "Quand les fuyards d'Éphraïm disaient : "Laissez-moi passer", les gens de Galaad demandaient : "Es-tu Éphraïmite?". S'il répondait : "Non", alors ils lui disaient : "Eh bien, dis Shibbolet! ". Il disait : "Sibbolet" car il n'arrivait pas à prononcer ainsi. Alors on le saisissait et on l'égorgeait près des gués du Jourdain. Il tomba en ce temps-là quarante-deux mille hommes d'Éphraïm.".

Les langues humaines diffèrent par les sons de parole et les articulations qu’elles emploient. Lorsqu’on parle une langue étrangère, se débarrasser de l’accent de sa langue maternelle est notoirement difficile (sans, heureusement, que cela n’entraîne forcément les conséquences dramatiques décrites plus haut). Même des personnes ayant immigrés depuis des décennies, et qui utilisent principalement la langue de leur pays d’accueil, peuvent conserver un accent marqué. En fait, on sait que plus une seconde langue est apprise tôt, meilleures sont les chances qu’elle soit prononcée sans accent. Une explication possible serait que les " programmes articulatoires " (c’est à dire les séries de commandes que le cerveau envoie aux muscles pour articuler les mots) se figent avec l’âge, et qu’il deviendrait de plus en plus difficile d’en apprendre de nouveaux. On observe également le même effet de l’âge d’acquisition pour l’apprentissage d’un instrument de musique, ou d’un sport qui requiert de la dextérité.

Toutefois, on a découvert au début du siècle que l’accent n’affectait pas seulement la prononciation : un phénomène similaire existe aussi au niveau perceptif ; des sons de langage qui sont clairement distingués par les locuteurs d’une langues peuvent être confondus par des locuteurs d’une autre langue. Par exemple, les japonais ont typiquement de grandes difficultés a distinguer les sons [r] et [l]. A partir de quel âge cette difficulté à apprendre une seconde langue apparaît-elle ? Suffit-il d’être exposé suffisamment jeune à une seconde langue pour la maîtriser ?

Christophe Pallier, Laura Bosch et Nuria Sebastian, à l’université de Barcelone, ont examiné cette question en étudiant de jeunes adultes bilingues parlant couramment l’espagnol et le catalan. La moitié d’entre eux étaient nés dans des familles parlant le catalan, et l’autre moitié dans des familles parlant l’espagnol. Toutefois, ces derniers avait été exposés au catalan de façon intensive au plus tard à partir de l’âge de six ans. Les deux groupes avaient suivi la même scolarité, bilingue, et atteint un très haut degré d’aisance dans les deux langues. Or, il existe en Catalan un contraste entre voyelles [é] et [è] qui n’existe pas en Espagnol, où un seul son [é] est employé. Les bilingues ont participé à des tests de reconnaissance et de discrimination de sons situés entre [é] et [è] qui étaient générés par un synthétiseur. Ces tests ont révélé de larges différences entre les deux groupes : comme attendu, ceux dont le catalan étaient la langue maternelle percevaient clairement la distinction [é]-[è] ; par contre, ceux nés dans des familles parlant espagnol et ayant appris le catalan comme seconde langue ne maîtrisaient pas ce contraste.

On peut difficilement imaginer une situation plus idéale, pour apprendre une seconde langue, que celle de ces jeunes espagnols qui ont grandi à Barcelone, et qui ont été soumis à une éducation bilingue dès leur entrée à l’école maternelle ou primaire. Ce résultat montre la difficulté pour le cerveau à maîtriser deux langues, même lorsqu’elles sont apprises très jeune.

Ref : Pallier, C., Bosch, L., Sebastian-Gallés, N. (1997) A limit on behavioral plasticity in speech perception. Cognition, 64(3), B9-B17.